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UN TIGRE MAL EN POINT
Le Désert n’était pas l’endroit le plus hospitalier d’Enkidiev. Celui qui s’y attardait trop longtemps risquait d’y périr, surtout s’il avait subi des blessures graves. Même s’il était un demi-dieu et qu’il avait le pouvoir de se métamorphoser, Mahito n’en demeurait pas moins un être de chair et de sang. Le lion qui l’avait attaqué à quelques kilomètres de son repaire lui avait labouré le dos et l’épaule gauche avant qu’il parvienne à le terrasser. A son grand désarroi, Mahito n’avait pas eu le temps de l’achever. Meurtri, il s’était traîné jusqu’à son oasis afin de soigner ses plaies le plus vite possible.
Le tigre ensanglanté s’était roulé dans les roseaux pour nettoyer les profondes griffures qui le faisaient souffrir. Il avait bu longuement, puis s’était dirigé vers l’éperon rocheux qui s’élevait au milieu de la luxuriante végétation. Luttant contre les étourdissements, Mahito avait repris sa forme humaine. Il avait péniblement poussé la pierre qui bloquait l’entrée de la grotte de cristal, l’avait remise en place et avait rampé dans le tunnel jusqu’au deuxième bloc de granit. Se servant de son épaule droite, le jeune homme avait fait rouler celui-ci avec difficulté. L’installer de nouveau devant la cavité de la plus grande des cavernes le draina du peu d’énergie qui lui restait.
Mahito demeura un long moment à plat ventre sur le plancher de quartz, dont la fraîcheur lui fit le plus grand bien. Incapable de bouger, il songea à sa mère, qu’il connaissait à peine, et à son père qui vivait dans les mondes invisibles. La surface réfractaire de l’ancien antre d’Akuretari bloquait les transmissions de pensées. Le dieu-tigre ne pouvait donc pas crier à l’aide. Pire encore, il lui était impossible de faire appel à ses propres pouvoirs d’auto-guérison. Il ferma les yeux, persuadé qu’il n’allait jamais plus les ouvrir.
Dans sa petite cellule, à laquelle elle n’était d’ailleurs plus confinée, Jenifael crut entendre d’étranges sons en provenance de l’immense grotte. Curieuse, elle passa doucement la tête dans l’ouverture. Elle n’entendit d’abord rien, puis perçut une faible lamentation.
— Mahito ?
Il ne répondit pas, mais les plaintes semblèrent s’accentuer. Jenifael se risqua donc dans la vaste pièce et vit les pieds nus de son ravisseur dépassant derrière la pile de coussins qui servait de sofa. Elle s’élança et étouffa un cri de frayeur en apercevant le dos labouré de Mahito et le sang sur le sol autour de lui.
— Mais qu’est-ce qui t’est arrivé ?
Elle s’agenouilla près de ses épaules et passa les mains au-dessus de ses blessures. Dans cet endroit dénué de magie, ses paumes ne s’allumèrent évidemment pas. Elle apporta donc jusqu’au blessé le récipient d’eau potable que le jeune homme ramenait tous les jours de l’extérieur, puis arracha le bas de sa robe de mariée pour tenter de nettoyer les profondes coupures.
Dès que le morceau d’étoffe trempé entra en contact avec la peau de Mahito, celui-ci sursauta.
— Il faut arrêter l’hémorragie… indiqua-t-il dans un souffle.
— Je n’ai plus de pouvoirs !
— Il faut serrer… attacher…
Jenifael continua de déchirer sa robe pour en faire des bandages qu’elle attacha bout à bout, mais pour panser le torse de Mahito, il fallait le relever. Complètement vidé de ses forces, le jeune homme ne pouvait même pas faire l’effort de se redresser sur ses coudes. La femme Chevalier se mit donc à tirer sur son bras valide et parvint à tramer le dieu-tigre jusqu’aux coussins. Elle en plaça plusieurs sur le sol à côté de lui et fit rouler Mahito pour que son dos s’y appuie. L’important, c’était d’exercer une pression sur les entailles, d’une façon ou d’une autre, pour qu’il ne se vide pas de tout son sang.
Assise près de lui, elle épongea d’abord son visage couvert de sueur en étudiant ses traits pour la première fois. Il avait les cheveux noirs de sa mère, mais rien de sa physionomie jadoise, à part ses yeux légèrement bridés et son nez fin. « Il ressemble à Anyaguara, en fin de compte », conclut-elle. Jenifael avait soigné de nombreux soldats pendant la guerre, mais toujours grâce à ses facultés surnaturelles. C’est avec beaucoup de honte qu’elle s’apercevait maintenant qu’elle ne connaissait pas d’autres moyens pour arriver au même résultat.
La captive demeura un long moment au chevet de son ravisseur, rafraîchissant régulièrement son visage et s’assurant qu’il respirait encore. C’est seulement lorsque la pièce s’assombrit et que la voûte se parsema d’étoiles au-dessus de sa tête que Jenifael comprit la précarité de sa situation. Si Mahito mourait, elle périrait avec lui, car elle n’était pas assez forte pour pousser la pierre qui bloquait la sortie de la caverne.
— Je t’en prie, reste en vie… l’implora-t-elle.
Le blessé se mit alors à grelotter jusqu’à en claquer des dents. Jenifael se précipita dans sa petite chambre et s’empara des édredons que le dieu-tigre lui avait offerts. Elle enveloppa ce dernier pour le réchauffer, mais il continua de trembler de tous ses membres. Alors, elle se colla contre lui pour lui transmettre la température de son propre corps.
Jenifael garda l’œil ouvert toute la nuit. Lorsque la luminosité de la grotte passa de l’obscurité à la clarté du jour, elle retourna doucement Mahito sur le ventre. Le sang avait commencé à coaguler dans les plaies, alors elle les laissa à l’air libre.
— Soif… murmura-t-il.
— Pourquoi ne m’as-tu pas demandé cela quand tu étais sur le côté ? se découragea Jenifael.
De peine et de misère, la jeune femme réussit à lui relever suffisamment la tête pour faire couler un peu d’eau dans sa bouche. Elle alla ensuite se chercher à manger dans leurs réserves et prit son repas en surveillant le sommeil fiévreux de la seule personne qui pouvait lui rendre sa liberté.
Mahito ne reprit conscience qu’en début de soirée. Il ouvrit brusquement les yeux et tenta de se redresser.
— Non, ne bouge pas ! l’avertit Jenifael. Tu rouvrirais toutes tes blessures !
Il se recoucha.
— Sont-elles infectées ? demanda-t-il.
— Pas à ce que je sache. Elles semblent guérir, mais je pourrais t’assurer un rétablissement complet et rapide si nous n’étions pas dans cet endroit.
— Dès que je pourrai bouger, nous sortirons d’ici.
Jenifael s’allongea près de lui et le fixa droit dans les yeux.
— Que s’est-il passé ?
— J’ai défendu mon territoire.
— Contre quoi ? Un dragon de l’Empereur Noir ?
— Un homme-lion.
La femme Chevalier n’en connaissait qu’un seul.
— J’imagine que tu n’as pas pris le temps de lui demander son nom ?
Mahito lui décocha un regard agacé.
— Un Pardusse ne se serait pas aventuré dans le Désert, à moins que… poursuivit-elle.
— S’il est venu jusqu’ici pour te délivrer, alors il est mort en vain.
— Tu l’as tué ? s’horrifia Jenifael.
— Je l’ai abandonné à quelques kilomètres de la grotte, en bien plus mauvais état que moi. Le soleil doit l’avoir achevé, et les charognards se sont sûrement régalés de sa carcasse.
— Sauf s’il n’était pas seul.
— Il patrouillait avec des humains avant de se jeter sur moi, mais ces derniers n’auront rien pu faire pour lui.
— Qui l’accompagnait ?
Mahito garda le silence.
— C’était mon mari, n’est-ce pas ? Ne me dis pas que tu es surpris qu’il se soit mis à ma recherche !
— Il ne te mérite pas.
— Mahito, comment crois-tu que cet enlèvement se terminera ?
— Ton cœur l’emportera sur ta raison.
— Arrête de parler comme si je n’avais aucun sentiment.
— Ton cœur déborde d’amour, mais tu ne sais pas comment y accéder. C’est ça que j’essaie de t’enseigner.
— Et mon mari ne pourrait pas faire la même chose ?
— Son cœur appartient toujours à sa première femme et sa fidélité est toute à son honneur. Il ne le donnera jamais à une autre. Que désires-tu ? Une vie d’amour auprès d’un homme qui t’adore ou une vie rangée et aride aux côtés d’un ancien roi qui a déjà eu tout ce qu’il désirait lors de sa vie précédente et qui est blasé de tout ?
— Hadrian a encore beaucoup à offrir au monde.
— Et à toi ?
— Si j’avais su que tu allais continuer de me tourmenter, je t’aurais laissé mourir.
— Pourquoi ne l’as-tu pas fait ?
Jenifael lui tourna le dos.
— Quand tu arriveras à répondre à cette question, j’aurai enfin accompli ma mission, ajouta Mahito.
La jeune femme demeura muette pendant de longues minutes.
— Si je ne t’avais pas soigné, je n’aurais jamais pu sortir d’ici, déclara-t-elle finalement.
— Est-ce parce que tu étais complètement indifférente que tu t’es couchée contre moi ?
Elle se sentit rougir jusqu’aux oreilles.
— Je mérite de savoir la vérité, Jenifael.
— Tu me tiens en ton pouvoir.
— Regarde-moi et dis-moi que tu me détestes.
La déesse lui fit face, une fois de plus.
— Je te…
Les mots s’étranglèrent dans sa gorge. Attentif, Mahito attendait son verdict.
— Tu n’es qu’un…
Dans son esprit, elle voyait le dieu-tigre placer sa tête sur l’échafaud et lui offrir son cou.
— Je ne sais plus ce que je ressens, murmura-t-elle, malheureuse.
— C’est bon signe, affirma-t-il avec un sourire attendri.
Sans chercher à comprendre ce qu’elle faisait, Jenifael se rapprocha de Mahito et effleura ses lèvres d’un baiser.
— Personne n’a jamais défendu son territoire pour moi, avoua-t-elle.
— J’affronterais tous les guerriers de l’univers pour que tu sois mienne.
Elle l’embrassa une deuxième fois en explorant ses nouveaux sentiments pour ce jeune homme qui faisait preuve d’un entêtement insensé. Hadrian aurait-il agi de la même façon si elle avait décidé d’épouser un autre homme ?
— Est-ce que tu me détestes ? répéta Mahito.
— Non… J’ai encore de la difficulté à croire qu’on puisse aimer une autre personne au point de la séquestrer pour toujours, mais je ne sens aucune méchanceté en toi.
— C’est tout ce que je voulais entendre. Dès que j’aurai la force de me lever, je te ferai sortir d’ici et je me plierai à ta volonté.
— Ne crains-tu pas que je m’évade ?
— Non.
Ils s’embrassèrent pendant un long moment, puis Jenifael le fit manger avant de se coller contre lui pour la nuit.
— La première chose que je ferai, quand nous serons dehors, c’est de refermer tes plaies, promit la déesse.
— C’est une belle pensée, mais n’oublie pas que je reprendrai moi aussi mes pouvoirs une fois que nous nous serons éloignés du cristal. Comme tous les dieux félins, je possède la faculté de me guérir par l’intérieur.
— Sage pouvait faire la même chose, lui aussi, se rappela Jenifael.
— Qui est-ce ?
— Un hybride moitié homme, moitié insecte, qui est devenu Chevalier d’Émeraude et qui a épousé la Princesse Kira.
— Je croyais qu’elle était la femme de Lassa…
— Lassa est son deuxième mari. Je pense qu’elle l’aime encore plus qu’elle a aimé Sage.
— Seras-tu capable d’en faire autant ?
— C’est une excellente question, mais pour y répondre, il faudrait que je commence par savoir ce que je ressentais vraiment pour Hadrian.
— Je t’écoute.
— En toute franchise, je pense que c’est son énergie, semblable à celle de mon père, que je recherchais. Mon père est mort pendant la guerre, alors je n’ai jamais réellement eu le temps de profiter de sa sagesse et de ses conseils. Hadrian est un érudit, comme Wellan, et il a été lui aussi le commandant îles Chevaliers d’Émeraude. Je me sens en sécurité auprès de lui.
— Mais il n’a pas de sang divin comme toi.
— Il est vrai qu’il ne s’entend pas très bien avec ma mère, mais il faut dire qu’elle n’est pas toujours conciliante.
— Je suis un demi-dieu.
— Tu es un félin et je suis une reptilienne.
— Ce sont des divisions arbitraires, puisqu’en réalité, nous sommes tous des descendants des dieux fondateurs.
— Si c’est vrai, alors pourquoi ne suis-je pas capable de me transformer en animal, comme toi ?
— Pourquoi voudrais-tu te métamorphoser en gavial ?
— C’est seulement une question hypothétique, car je me contente de mon apparence enflammée.
— Alors, laisse-moi t’instruire à ce sujet. Il n’y a que les dieux fondateurs et leurs enfants qui peuvent passer sans effort d’une forme à une autre. Leurs petits-enfants et tous leurs autres descendants ont besoin d’une amulette pour y parvenir.
— Où est la tienne ?
— Dans mon cou.
Elle se tortilla pour tenter de la voir et utilisa même ses mains pour tâter la nuque et la gorge du dieu-tigre.
— Tu ne portes aucun bijou.
— Mon amulette est invisible aux yeux des autres. Il n’y a que moi qui puisse la voir.
— Tu es en train de te moquer de moi, n’est-ce pas ?
— Jamais je ne ferais une chose pareille. Je te dis la vérité.
— Bon, admettons qu’elle existe vraiment, pourrais-tu te changer en autre chose qu’un tigre ?
— Non. Je ne suis pas un métamorphe. Je suis le fils d’une déesse-panthère et de Danalieth, un demi-dieu reptilien.
— Danalieth !
— Eh oui, un des serviteurs de ton panthéon. J’aurais très bien pu finir en alligator, mais la nature a voulu que je sois un félin.
— Si nous avions un enfant, ne risquerait-il pas d’être un gavial, lui aussi ?
— Ou un chat couvert d’écailles, plaisanta Mahito.
— Je ne crois pas que ça me plairait beaucoup…
— Alors, tu considères maintenant aller plus loin qu’un simple baiser avec moi ? la taquina le dieu-tigre. Nous avons parcouru beaucoup de chemin, dis donc.
— Je ne saisis pas très bien ce qui m’arrive et, pour tout te dire, je n’ai pas envie de me casser la tête, cette nuit. Es-tu confortablement installé ?
— Ça pourrait être pire.
— Il est préférable que tu ne te retournes pas sur le dos tant que tes plaies seront fraîches.
— Je sais. Merci de te soucier de moi.
Jenifael se pressa sur le côté droit du jeune homme en humant ses cheveux noirs et sa peau dorée.
— Essaie de dormir, Mahito, chuchota-t-elle à son oreille.
— Ça ne sera pas facile, aussi près de la femme qui fait battre mon cœur…
— Tu dois reprendre des forces.
Si elle avait eu accès à ses pouvoirs, la déesse lui aurait transmis une puissante vague d’apaisement pour le faire sombrer dans le sommeil. Elle se contenta de lui masser doucement la nuque jusqu’à ce qu’il s’assoupisse.